En parallèle des articles « long format » publiés sur le blog, cette rubrique propose, tous les deux mois environ, un tour d’horizon des actualités de la recherche en sciences sociales (publications, événements, conseils de lecture, etc.) consacrées à l’Allemagne, en général, et à la ville de Hambourg, en particulier.

Au programme de ce quatrième épisode : À Hambourg, un SPD qui perd deux foisQue voit-on sur les affiches électorales allemandes ? ∙ The Golden Glove : l’horreur de Fatih AkınRetour sur une catégorie statistique : « l’arrière-plan migratoire »Et toi, tu viens d’où ? Racisme et assignation identitaire en AllemagneLa fabrique à projets de Stephan Reimers.

 

À Hambourg, un SPD qui perd deux fois

Résultats des élections européennes et d’arrondissements 2019

À l’image de leurs homologues français, les électeurs allemands étaient invités, le 26 mai dernier, à élire leurs représentants au Parlement européen.
Au niveau national, c’est l’union de la CDU et de la CSU qui, malgré une baisse de près de 7 points par rapport au précédent scrutin de 2014, est arrivée en tête avec 28,9% des voix. La surprise de cette édition 2019 se situe cependant en seconde position, où les Verts, avec 20,50% des voix, ont pris la place du SPD en perte de 11,7 points (15,8% des voix). Une sérieuse dégringolade du parti social-démocrate qui aura eu comme conséquence directe la démission de sa cheffe, Andrea Nahles, pourtant désignée à ce poste en avril 2018 seulement, et son remplacement par un trio jusqu’à la tenue de nouvelles élections internes.
Autre fait marquant du scrutin européen à l’échelle nationale : les scores élevés de la formation d’extrême droite AfD dans les Länder de l’ancienne Allemagne de l’est. Un « pays divisé », selon l’expression du journal Die Zeit, que donnent à voir de nombreuses cartographies interactives.
À Hambourg, où la participation a atteint un niveau record (61,70% – taux supérieur à tous les taux enregistrés pour des élections européennes depuis la fin des années 1980), ce sont les Verts qui, comme dans d’autres grandes villes du pays (Berlin, Munich, Francfort ou encore Cologne), sont arrivés en tête avec 31,10% des suffrages exprimés (+13,9).
Vainqueur lors du scrutin de 2014 à Hambourg, le SPD y abandonne donc sa première place avec une baisse marquée de 14 points pour s’établir à 19,80% des voix recueillies. En troisième position, la CDU pert également un nombre important d’électeurs (-6,9) avec 17,70%. L’ensemble des résultats sont disponibles sur le site de l’office statistique de Hambourg et du Schleswig-Holstein.

Lire également : « À Hambourg, une réforme électorale en trompe-l’œil »

En plus des élections européennes, la journée du 26 mai a aussi été à Hambourg celle des élections d’arrondissements à travers lesquelles les élus des conseils des 7 circonscriptions de la ville-État sont désignés (Bezirkversammlung). Grâce à un mode de scrutin particulier où les résidents issus d’un autre pays de l’Union européenne sont autorisés à participer, ainsi que les jeunes de 16 et 17 ans, mais surtout où les électeurs peuvent partager leurs voix entre plusieurs partis politiques, le SPD connaît une baisse moins brutale en recueillant 24% des voix (-11 points). Mais alors que le SPD était le parti au score le plus élevé dans chacune des circonscriptions en 2014, ce n’est désormais plus le cas que dans 3 d’entre elles. C’est là aussi la percée des Verts qui expliquent cette situation, lesquels passent en tête dans 4 circonscriptions et rassemblent désormais le plus gros contingent d’élus à cette échelle (111). Un succès fulgurant pour ce parti qui n’est pas sans poser quelques problèmes de ressources humaines, à l’origine d’une division en deux fractions distinctes. À droite, la CDU ne remporte aucune circonscription et voit ses scores diminuer dans chacun d’entre eux. L’AfD, à l’extrême droite, voit au contraire ses résultats, mêmes s’ils sont plus modestes, augmenter dans chaque circonscription (jusqu’à atteindre 10,2% dans la circonscription de Harburg). À gauche, Die Linke grimpe en troisième position dans la circonscription du centre de Hambourg (15,6%). Quant au parti Pirate, il ne passe pas la barre des 3% et ne sera donc plus représenté dans les assemblées locales.
Quelques autres chiffres permettent d’appréhender les dynamiques sociales et territoriales à l’œuvre dans le cadre de ces élections d’arrondissements. Ainsi si la participation s’avère équivalente que l’on se situe en territoire urbain ou rural (62,90 contre 62,80%), on observe de fortes disparités de votes selon ce gradient pour différents partis : c’est le cas par exemple de la CDU, dont les scores atteignent les 27,40% en zone rurale et seulement 13% en zone urbaine. Chez les Verts, les scores les plus élevés se rencontrent au contraire dans les parties les plus urbanisées de la ville (38,60%), mais atteignent un bon niveau également en zone rurale (24,60%).

 

En s’intéressant aux quartiers défavorisés ou aisés, saisis à travers le nombre de bénéficiaires (ou non) de l’assurance chômage (cliquer sur l’image ci-dessus pour l’afficher en grand), l’office statistique relève un bon maintien du SPD dans les premiers (27,50%) mais un net décrochage dans les seconds (18,90%). Du côté des Verts, un certain tropisme pour les quartiers les plus aisés se laisse observer (30,70% des voix), combiné toutefois à de bons résultats dans les quartiers les moins favorisés (25,70%), quand bien même l’analyse se doit de rester prudente en la matière. Enfin on notera pour la CDU et Die Linke un fort rapport entre structure sociale du quartier et votes recueillis.
En renversant le rapport de force entre les deux partis membres de la coalition à la tête de la ville hanséatique, le SPD et les Verts, ces deux scrutins de 2019 incitent à tourner dès à présent le regard vers 2020, année durant laquelle les élections du parlement régional auront lieu. Avec cette question : une personnalité des Verts accédera-t-elle, enfin, au poste de premier bourgmestre à Hambourg ?

 

Que voit-on sur les affiches électorales allemandes ?

Dennis Steffan & Niklas Venema

À l’occasion des dernières élections européennes et locales de mai 2019, le goût prononcé des partis politiques allemands pour les affiches électorales ne s’est pas démenti. Alors que les publicités audiovisuelles sont très encadrées et règlementées, ces affiches, parfois de taille impressionnante, ont été de nouveau déployées en grande quantité dans les espaces publics.
Lors des dernières élections du Bundestag, ce sont ainsi plus de 371 000 affiches qui ont été distribuées, pour des montants représentant en moyenne 39% des budgets de campagne, comme le relèvent Dennis Steffan et Niklas Venema dans un article paru en février dernier dans la revue European Journal of Communication.
Chercheurs à l’Université libre de Berlin, D. Steffan et N. Venema s’intéressent dans cet article à ce que donnent précisément à voir ces affiches depuis les élections législatives fédérales de 1949 jusqu’à celles de 2017, période marquée par de profondes transformations dans les champs politique et médiatique.
Sans reprendre en détail les différentes phases historiques proposées par les auteurs, on peut noter que les partis politiques allemands doivent conjuguer depuis plusieurs décennies avec une volatilité croissante de leur électorat et doivent prendre en compte l’irruption de nouvelles logiques médiatiques – à l’image de l’introduction en 2002 du débat télévisé entre les candidats à la chancellerie ou, plus récemment, des réseaux sociaux.
Désignée par le terme de « professionnalisation » dans la littérature scientifique en raison du nombre de nouveaux profesionnels impliqués (publicitaires, communicants, spin doctors…), l’adaptation des partis politiques à cette nouvelle donne électorale et médiatique aboutirait à trois phénomènes : le déclin du groupe politique en tant que tel au profit de « l’homme politique » individuel (la « personnalisation »), l’émergence de partis politiques « attrape-tout » sans bases idéologiques clairement définies (la « désidéologisation ») et, dans une course à l’électeur de plus en plus féroce, une violence verbale entre partis exacerbée (la « négativité »).
Ces phénomènes se retrouvent-ils sur les affiches électorales allemandes ? Et si oui, comment et dans quelle mesure ? Pour répondre à ces questions, Dennis Steffan et Niklas Venema ont passé en revue 1857 affiches uniques des 19 élections du Bundestag depuis 1949.
En ce qui concerne la « personnalisation », les auteurs soulignent qu’il y a toujours eu des affiches montrant le visage des personnalités politiques de premier plan. Cependant, alors que de telles affiches étaient plutôt rares jusque dans les années 1960, celles-ci sont dorénavanant de plus en plus présentes. Le recours à ce procédé varie néanmoins selon les partis, Die Linke et les Verts étant les moins enclins à se prêter à l’exercice. À côté des images, les textes ou mentions renvoyant à ces personnalités politiques ne connaissent pas le même développement, laissant supposer que pour les concepteurs de ces affiches, les images se suffisent à elles-mêmes.
À propos de la « désidéologisation », les auteurs présentent un résultat surprenant eu égard aux développements présentés plus haut : les symboles et mentions idéologiques ne seraient pas en voie de disparition sur les affiches électorales mais bien en augmentation constante. La CDU, avec son usage de la faucille et du marteau pour caricaturer l’ennemi socialiste, ou le FDP, et ses références nombreuses au libéralisme, en sont de bons exemples. On peut toutefois s’interroger sur la pertinence d’inclure le drapeau allemand parmi les signes idéologiques comptabilisés alors même que les auteurs font par ailleurs référence à l’idéologie comme un système d’idées clair et bien défini. Au contraire, le drapeau allemand n’est-il pas plutôt un « référentiel mou » aux usages et significations variables selon les partis politiques qui l’emploient ?
Enfin, en matière de « négativité », le résultat va là aussi à l’encontre des hypothèses émises. D. Steffan et N. Venema ne peuvent en effet, sur la base des affiches analysées, identifier de hausse des attaques entre partis politiques par affiches interposées. Si l’AfD s’illustre par l’agressivité de ses affiches contre certaines minorités, les conflits entre partis politiques, et possibles futurs partenaires de coalition, restent discrets. La prise en compte d’autres canaux de communication (affiches au niveau local, campagnes des organisations de jeunesse ou associations périphériques aux partis, annonces sur les réseaux sociaux…) pourraient cependant nuancer cet aspect.
L’examen des affiches électorales confirme donc que le système allemand a rejoint, en dépit de ses spécificités, la dynamique observable, en différents points de la planète, de « personnalisation » des enjeux politiques. Mais d’autres phénomènes mis en avant par la recherche académique ne semblent, au contraire, pas se vérifier : selon Denis Steffan et Niklas Venema, le contenu des affiches témoigneraient notamment davantage d’une « reidéologisation » à l’œuvre en Allemagne, éventuellement favorisée par la montée de l’extrême droite, que d’une « désidéologisation ». Les choix méthodologiques et limites de l’étude invitent cependant à la prudence.

 

Golden Glove

Fatih Akın

Présenté comme « le meilleur film de Fatih Akın » à l’occasion de sa sortie en France le 26 juin dernier, Golden Glove (Der goldene Handschuh) aura pourtant fortement divisé la critique lors de la dernière Berlinale et pour sa sortie sur les écrans allemands.
Après le décevant In the fade (Aus dem nichts, 2016), le réalisateur de Hambourg s’intéresse ici à une « figure repoussante de [s]on enfance », le violeur et tueur en série Fritz Honka, actif dans les années 1970 dans le quartier de Sankt Pauli. Originaire de l’Allemagne de l’est, ouvrier sur un chantier naval, défiguré des suites d’un accident et habitué du bar Au gant d’or dans lequel il mettait la main sur ses futures victimes (et qui donne son nom au film), Fritz « Fiete » Honka viola et tua quatre femmes avant de les découper en morceaux et de cacher les membres dans son appartement de la Zeißstraße.
Se réclamant d’une plongée dans les entrailles d’un monde glauque et répugnant à la manière d’un Charles Bukowski, dont il est un fervent lecteur, Fatih Akın parvient à restituer l’environnement de son anti-héros au moyen d’une reconstitution fidèle des différents lieux, par la transformation impressionnante de l’acteur principal, Jonas Dassler, et par l’intensité des scènes de meurtre. Jusqu’à l’écœurement.
L’effet de réel, « prouvé » par les images d’archives du générique de fin, ne doit pas faire oublier que le scénario est tiré d’un roman à succès d’Heinz Strunk (non traduit en français), dont la lecture s’avère bien plus riche. Si une adaptation cinématographique nécessite inévitablement des coupures et raccourcis, on peut toutefois s’étonner de la nature des choix opérés par le réalisateur. En retenant ce qu’il y a de plus obscène et voyeuriste, en effaçant tout élément biographique et en réduisant le couple d’adolescents à une simple amourette là où l’original laissait place à l’opposition entre différentes classes sociales, Fatih Akın signe bien là un film… d’horreur.

 

Retour sur « l’arrière-plan migratoire »

Anne-Kathrin Will

Chercheuse au sein de l’Institut pour l’ethnologie européenne rattaché à l’université Humboldt de Berlin, Anne-Kathrin Will signe dans les colonnes de la revue Ethnicities un article intéressant sur une notion aujourd’hui centrale en Allemagne dans les débats sur les migrations et l’intégration : « l’arrière-plan migratoire » (Migrationshintergrund).
Pourtant, alors que cette catégorie s’est imposée et est mobilisée par nombre d’acteurs politiques et administratifs comme fondement de nouvelles politiques publiques, elle n’a fait que trop peu l’objet d’études véritables et de critiques étayées. Une véritable « boîte noire » à laquelle Anne-Kathrin Will propose de s’attaquer ici.
Au tournant des années 2000, constat est fait en Allemagne d’une inadéquation entre le système de mesure statistique en place et la réalité de la diversité de la population. Dix ans après la chute du Mur et alors qu’une réforme du droit de la nationalité est enclenchée – avec un basculement du droit du sang vers le droit du sol (2000) – la nécessité de nouveaux outils et de nouvelles catégories est forte.
La notion d’« arrière-plan migratoire » naît dans ce contexte. Si elle apparaît une première fois en 1998 dans un rapport fédéral sur la jeunesse, ce n’est qu’à partir de 2005 qu’elle sera effectivement mobilisée, à travers l’ajout d’un volet « Questions sur la migration » au recensement annuel partiel de la population (Mikrozensus) réalisé par l’Office allemand de la statistique.
Entretemps, c’est la publication en 2003 du rapport final de l’étude PISA de l’OCDE, consacrée à la mesure des performances des systèmes éducatifs des pays développés, qui aura légitimé cette catégorie statistique, traduite de l’anglais (migration background) vers l’allemand.
Si une première taxonomie est élaborée, différenciant notamment « personnes avec arrière-plan migratoire » des « personnes sans arrière-plan migratoire », l’office statistique procédera à un glissement important en parlant d’« Allemands sans arrière-plan migratoire » et en plaçant ceux-ci comme population de référence. Aussi, ce volet du recensement sera présenté sous le volet « Population étrangère », un choix pour le moins surprenant quand plus de la moitié des personnes avec arrière-plan migratoire sont en réalité… allemandes. Tout ceci témoigne, pour Anne-Kathrin Will, d’un « déni implicite », renforcé par certaines hiérarchies visuelles et choix de mise en page, de bien vouloir considérer l’immigration comme élément constitutif de la population allemande.
Par ailleurs, si cette catégorie peut sembler à première vue simple à appréhender – « Une personne a un arrière-plan migratoire si elle, ou au moins l’un de ses parents, n’a pas acquis la nationalité allemande à sa naissance » – elle recèle de nombreux effets excluants et repose sur certains présupposés bien explicités par l’auteure.
En premier lieu, toutes les situations ne sont pas prises en compte. L’« arrière-plan migratoire » se voit ainsi attribué aux petits-enfants d’étrangers mais pas aux enfants d’immigrés allemands (les Aussiedler et Spätaussiedler). Mal nommée, c’est une catégorie en réalité fondée sur la citoyenneté et non pas sur l’expérience migratoire en tant que telle. Et comme la citoyenneté a été longtemps définie en Allemagne par les liens du sang, on a affaire avant tout à une catégorie « ethnique ».
Deuxièmement, en faisant remonter l’arrière-plan migratoire jusqu’à trois générations, Anne-Kathrin Will pointe une augmentation « artificielle » des chiffres et un amalgame de réalités très différentes : se retrouvent en effet, dans une même catégorie, des gens qui ont immigré récemment avec des personnes dont l’un seulement des grands-parents a immigré alors que les trois autres étaient « allemands d’ancêtres allemands à la naissance ».
Enfin, l’ethnologue s’interroge : pourquoi l’enfant d’un couple mixte se voit-il rangé dans la case « avec arrière plan migratoire » ? Pourquoi le parent allemand ne compterait-t-il pas plus quand l’enfant vit en Allemagne, surtout quand de nombreuses études ont montré que les niveaux de réussite scolaire, par exemple, étaient pour ces enfants identiques à ceux des « autochtones » ? A.-K. Will note que c’est le cas en Autriche où les enfants de couples mixtes sont comptabilisés comme « sans arrière-plan migratoire ». Pour l’auteure, seule une certaine idée de « pureté ethnique » peut expliquer un tel choix.
Face à un « arrière-plan migratoire » aux fondements problématiques, aux objectifs politiques discutables, et incapable de refléter adéquatement la diversité de la population allemande, le temps est venu, pour Anne-Kathrin Will, « d’une révision, peut-être même d’un remplacement de la catégorie par une autre ». Ce travail, réalisé en collaboration avec les personnes concernées et leurs organisations, devrait accorder davantage de place aux expériences vécues, y compris celles de la discrimination, et à l’auto-identification.

 

Racisme et assignation identitaire
en Allemagne

Fatma Aydemir & Hengameh Yaghoobifarah

La lecture de l’ouvrage collectif Eure Heimat ist unser Albtraum (Ullstein fünf, 2019) complète parfaitement celle de l’article d’Anne-Kathrin Will recensé plus haut. Car s’il est un livre où l’auto-identification et les expériences vécues sont au centre du propos, c’est bien celui-là.
Dès sa couverture, d’un mauve intense, Votre patrie est notre cauchemar joue sur les référentiels en imprimant ton sur ton les mots « votre » et « notre ». Si le procédé laisse ainsi à chacun le soin de se positionner, le message qui reste visible n’en est que plus clair : Patrie = Cauchemar.
Coordonné par Fatma Aydemir et Hengameh Yaghoobifarah – collaboratrices au journal de gauche taz et à la revue culturelle et féministe Missy Magazine – ce livre se veut une réplique directe à la création en Allemagne, en mars 2018, d’un « Ministère de l’intérieur, des travaux publics et de la patrie ». Une appellation dérangeante pour les deux écrivaines qui y voient la reprise d’un terme (Heimat, traduit ici par « patrie ») cher aux mouvements d’extrême droite et charriant l’image d’une société allemande idéalisée, majoritairement blanche et chrétienne. À peine nommé à la tête de ce ministère, le conservateur Horst Seehofer (CSU) semblait d’ailleurs confirmer cette lecture en déclarant que « non, l’Islam n’appartient pas à l’Allemagne. »
Regroupant les contributions de 14 auteurs au total – dont seulement trois sont nés avant 1980 – l’ouvrage donne à lire les témoignages et réflexions de ceux qui, précisément, n’entrent pas dans ce cadre identitaire, de ceux à qui l’on demande sans relâche de « s’intégrer », que l’on interroge sans cesse sur leurs origines, bref de ces personnes avec… « arrière-plan migratoire ».
Une expression « encombrante » pour la sociologue et blogueuse Nadia Shehadeh qui se rappelle du temps, si proche et pourtant si loin, où cette appellation n’existait pas encore. Faisant écho aux critiques développées par Anne-Kathrin Will, Fatma Aydemir souligne, au détour d’une note de bas de page, que cette catégorie ne renvoie ni aux victimes du racisme ni aux populations dominées.
Plutôt que cette appellation administrative, imposée par le haut et qui fait peu de cas des situations réellement vécues, les auteurs soulignent toute l’importance qu’il y a à pouvoir se définir soi-même et emploient donc leurs propres catégories, largement inspirées de la théorie raciale critique née aux USA. Au-delà d’une écriture inclusive et non genrée, ce sont ainsi les expressions « Noirs » (Schwarze) ou « Persons of Color » (en anglais dans le texte) qui parsèment l’ouvrage. Des termes utilisés non pas à des fins de description d’une quelconque couleur de peau mais en vue de dénoncer les mécanismes de domination, de rejet et d’invisibilisation qui frapperaient ces groupes dans la société allemande.
Si chacun des auteurs s’est vu confier une thématique à traiter (Langue, Sexe, Travail, Amour, etc.), une question traverse l’ensemble de l’ouvrage : la « confiance ». La plupart des récits font en effet l’état d’une confiance perdue, non pas à l’échelle inter-individuelle, où les démonstrations de solidarité demeurent nombreuses et où de nouvelles formes de mobilisation émergent, mais envers les élites politiques et administratives du pays. Racontée par Deniz Utlu, l’histoire de Murat Kurnaz, originaire de Brême, prisonnier à Guantànamo et interdit de retour par les autorités allemandes, plusieurs années durant, en dépit de son innocence, en est un cas emblématique. La mise sous silence de certains pans de l’histoire coloniale du pays, l’« ethnicisation » dans l’approche médiatique et politique d’événements particuliers ou encore les débats récurrents sur la « culture de référence » (Leitkultur) en sont d’autres illustrations.
Auteur en 2018 d’un essai au titre provocateur, Desintegriert euch! (Désintégrez-vous !, Hanser), qu’il présente dans les grandes lignes, Max Czollek plaide lui pour une disparition du « paradigme de l’intégration » qui, en Allemagne comme en France, structure encore largement le regard porté sur les immigrés.
Reposant sur les idées d’« homogénéité », d’« appartenance » et de « normalité », l’intégration est ce processus à travers lequel une partie de la société, estimée majoritaire, « décide de qui devient allemand ou reste étranger ». Si une « intégration » réussie des immigrés est souvent présentée comme la meilleure réponse qui puisse être faite à l’extrême droite, Max Czollek se montre sceptique : comment ce paradigme, en raison précisément de ses présupposés, pourrait-il servir d’une quelconque manière à combattre ces idées ?
Pour l’essayiste, plutôt que d’entretenir le fantasme d’une « hégémonie culturelle », il est temps que la société allemande reconnaisse la « diversité radicale » de sa population. Ce que Hengameh Yaghoobifarah, en détournant le nom du parti eurosceptique et nationaliste AfD, résume par la formule suivante : « Nous sommes l’alternative pour l’Allemagne ».

 

La fabrique à projets

Stephan Reimers

À Hambourg, la décennie 1990 a été marquée par la naissance de nombreux projets à vocation sociale qui, près de trente ans plus tard, marquent encore fortement la vie de la cité.
Dans un petit ouvrage publié aux éditions Ellert & Richter, l’initiateur de ces projets, Stephan Reimers, propose un retour sur cette période foisonnante, laquelle commence avec sa nomination au poste de directeur de la diaconie de Hambourg, service d’aide et d’assistance de l’église évangélique (1992-1999). Si certains de ses anciens collègues lui promettent alors lenteurs bureaucratiques et chicanes administratives, l’ouvrage donne plutôt à voir une série ininterrompue de succès.
Le premier projet, et le plus longuement évoqué, est la création du magazine de rue Hinz & Kunzt. Alors que le pays, au lendemain de la réunification, doit investir massivement dans les nouveaux Länder, le maire de la ville, Henning Voscherau (SPD, 1988-1997), indique sans fards que les organisations à visée sociale actives à Hambourg ne doivent plus compter sur l’argent public pour financer leurs missions. La production et la vente d’un magazine dont les recettes assurent l’auto-financement et accordent un revenu aux sans-abris qui le distribuent, à l’image de Big Issue à Londres, permet de contourner cet obstacle du financement.
Si S. Reimers parvient à s’entourer rapidement de personnes motivées par l’idée, il lui est plus difficile d’y associer les sans-abris. Il arrive toutefois à prendre attache avec un groupe de discussion, « Oasis », né à la suite d’une « nuit des sans-abris » organisée pour manifester contre la situation préoccupante à Hambourg. S’ils expriment dans un premier temps quelques réserves, ils participeront finalement à la démarche.

Lire également : « Sans-abris et mal logés à Hambourg : portraits statistiques »

S’en suivent de nombreuses péripéties, telles que la recherche d’un maquettiste ou les discussions sur le nom à donner au magazine. Si JETZT (maintenant) est initialement retenu, l’équipe apprend peu avant la sortie du premier numéro que ce titre est déjà détenu par le journal Süddeutsche Zeitung pour l’une de ses éditions jeunesse. Finalement, ce sera l’expression « Hinz und Kunz » – équivalent du « Monsieur et Madame Dupont » français – qui sera adoptée. Afin de souligner la dimension artistique et culturelle du magazine, le mot « Kunz » sera transformé en « Kunzt » (« Kunst » signifiant « art » en allemand).
L’angoisse du premier jour de vente, qui a lieu le 6 novembre 1993, laisse rapidement la place aux réactions enthousiastes des lecteurs. En revanche, l’accueil fait par l’administration s’apparente davantage à une douche froide : les sans-abris sont censés faire connaître le montant de leurs ventes, pour en diminuer d’autant les aides sociales qu’ils peuvent percevoir. Un principe qui revient à supprimer tout intérêt pour les vendeurs de s’engager dans la démarche, et qui va à l’encontre même de l’idée du journal. Fervent partisan d’un cumul possible de revenus d’activité et de prestations sociales (« Kombilohn ») pour les personnes dans le besoin, Stephan Reimers arrivera à négocier une période de transition afin de ne pas pénaliser trop durement les « nouveaux entrants ».
Le 6 novembre 1994, Hinz und Kunzt fête sa première année d’existence. Si le journal est bien sûr à l’honneur, un nouveau projet est lancé à cette occasion : la « Hamburger Tafel ». Un service d’aide alimentaire, rendu possible par l’engagement de nombreux bénévoles et porté par une personne à qui l’auteur rend particulièrement hommage : Annemarie Dose.
Un an plus tard, pour la désormais traditionnelle fête d’anniversaire du 6 novembre, ce sont trois nouveaux projets qui sont présentés. Le plus modeste, « Wohnungspool », vise à accompagner les sans-abris vendeurs du journal dans leur recherche de logements et à rassurer les bailleurs. Plus original, le second met à profit les terrains dont les églises sont propriétaires (plus de 200 à Hambourg) en y construisant des logements pour sans-abris, mis à disposition gratuitement ou à un niveau de loyer très modéré. Financées entre autres par la fondation du boxeur Max Schmeling, ces « cabanes d’églises » (Kirchenkaten) sont aujourd’hui au nombre de 15. Mais c’est le « Parlement des dons » (Spendenparlament), présenté en ce 6 novembre 1995, dont Stephan Reimers est le plus fier. Conscient de la difficulté que rencontrent de nombreux projets, dont les siens, pour se financer, il imagine une assemblée composée de citoyens-donateurs, délibérant collectivement sur les initiatives à soutenir. Pour la réunion de lancement, le 4 février 1996, plus de 700 personnes sont présentes. Aujourd’hui, ce « parlement » est devenu une véritable institution à Hambourg, avec des chiffres impressionnants : 3500 membres, 10 millions d’euros distribués et plus de 1400 projets soutenus.
Malgré ces réussites, Stephan Reimers poursuit sur sa lancée. Avec une ancienne sans-abri, Annemarie Knapp, il donne naissance à un « bus de nuit » (Mitternachtsbus), chargé d’effectuer des maraudes à travers la ville (6 novembre 1996), ou encore à un espace de vente de livres d’occasion (le « Rathauspassage »), qui combine transformation d’un lieu délaissé et intégration professionnelle à moyen et long terme (6 novembre 1997). Autant de projets, toujours bien vivants, qui sont autant d’occasions pour l’auteur de mentionner les personnes qu’il a rencontré – y compris des mécènes (très) généreux – ou l’ont accompagné sur sa route.
Si Stephan Reimers a par ailleurs le mérite de mentionner les critiques qui ont pu être exprimées sur ses projets, on peut juger qu’il ne leur laisse pas une grande place et les écarte sans doute un peu trop vite. De la même manière, on pourra regretter que dans cet ouvrage qui se clôt par un hommage emphatique à la « société civile », Stephan Reimers ne mentionne jamais son engagement politique passé ni sa carrière de député (CDU, 1970-1980).

Cet article a été rédigé entre mai et juin 2019. La critique du film « Golden Glove » a été initialement publiée sur l’espace participatif de Médiapart (23 juin 2019), ainsi que les recensions de l’article d’Ann-Kathrin Will et de l’ouvrage Eure Heimat ist unser Albtraum (30 juin 2019).
MAJ: remplacement de liens externes cassés par leurs nouveaux emplacements ou versions d’archives, en mars 2020.