En parallèle des articles « long format » publiés sur le blog, cette rubrique propose, tous les deux mois environ, un tour d’horizon des actualités de la recherche en sciences sociales (publications, événements, conseils de lecture, etc.) consacrées à l’Allemagne, en général, et à la ville de Hambourg, en particulier.

Au programme de ce second épisode : À Hambourg, une réforme électorale en trompe-l’œil ∙ « Refugees Welcome », quand le discours change de ton ∙ Justice (environnementale) pour tous ! La pollution sonore à Hambourg ∙ Les consultants, une menace pour la démocratie locale ? ∙ Au revoir l’Allemagne ! ∙ Le petit pont de bois.

À Hambourg,
une réforme électorale en trompe-l’œil

Shaun Bowler, Gain McElroy & Stefan Müller

« Donner aux électeurs la possibilité d’influencer davantage le jeu démocratique » : c’est ainsi que l’organisation « Mehr Demokratie! » résume tout l’enjeu autour de la mise en place d’un droit électoral autorisant le cumul et le panachage des voix. En permettant en effet aux citoyens de s’exprimer en faveur non pas d’un seul candidat ou d’une seule liste mais pour plusieurs d’entre eux, ces citoyens pourraient exprimer de manière plus fine leurs sensibilités, aboutissant in fine à une meilleure représentation et donc à un meilleur fonctionnement démocratique. Par ailleurs, assurés d’être mieux entendus, les électeurs participeraient plus volontiers aux élections.
C’est sur la base de cet argumentaire que, suite à un référendum d’initiative populaire (Volksentscheiden), une réforme du droit électoral pour les élections fédérales a été introduite en 2009 à Hambourg — rejoint par Brême au rang des deux seuls Länder d’Allemagne disposant d’un tel système électoral — et appliqué depuis lors à deux reprises (élections de 2011 et 2015).
Si de nombreuses critiques se sont fait entendre, insistant par exemple sur la complexité, tant pour les électeurs que pour les candidats, d’un tel système, l’organisation Mehr Demokratie! n’a quant à elle pas changé son discours et se félicite de voir de plus en plus d’électeurs ne plus voter de manière « traditionnelle » (à savoir pour un seul parti) mais panacher leurs bulletins de vote entre plusieurs formations politiques.
Mais ces deux regards, qu’ils soient négatifs ou positifs, passent à côté de questions essentielles : comment se comportent réellement les électeurs dans ce contexte ? Se saisissent-ils de la possibilité qui leur est offerte, et si oui, agissent-ils de manière moins « traditionnelle » ?
Ce sont à ces questions que proposent de répondre Shaun Bowler, de l’Université de Californie, en compagnie de Gain McElroy et Stefan Müller, du Trinity College de Dublin, dans un article paru dans le numéro 51 de la revue Electoral Studies.
S’appuyant sur les résultats de quatre enquêtes réalisées à Hambourg et à Brème auprès de plus de 1000 personnes chacune en 2011 et 2015, ils révèlent que 70,3% des interrogés déclarent avoir voté pour un seul parti. Des chiffres confirmés par les statistiques officielles et qui montrent donc que les électeurs n’ont pas pris massivement avantage du nouveau système mis en place.
Quand aux électeurs qui ont procédé à un panachage entre plusieurs partis (2 partis : 25,3% des interrogés, 3 partis : 3,8%, 4 partis et au-delà : 0,4%), les auteurs observent que ceux-ci s’expriment presque toujours en faveur de partis idéologiquement proches et, pour deux tiers d’entre eux, en faveur de coalitions ayant déjà gouverné au niveau fédéral (CDU-SPD par exemple, SPD-Verts ou CDU-FDP).
En dépit de l’ouverture du système électoral, permettant une grande variété de positionnements, S. Bowler et ses co-auteurs observent donc une tendance persistante à la « monogamie » électorale. Quant aux électeurs qui accordent leurs suffrages à plusieurs partis, ils ne s’en démarquent pas pour autant d’un comportement « traditionnel » : évoluant dans un environnement théoriquement non contraint, leur comportement électoral se caractérise par une ouverture limitée (2 partis), reste très fortement encadré par les préférences de parti, les clivages idéologiques et le système politique en vigueur (avec la formation de coalitions déjà connues).

 

« Refugees Welcome »
Quand le discours change de ton

Bastian Vollmer & Serhat Karakayali

En septembre 2015, alors que près de 8 millions de personnes s’impliquaient, à degrés divers, dans l’accueil des réfugiés syriens, la chef de file des élus verts au Bundestag, Katrin Göring-Eckardt, indiquait être, « pour la première fois, fière de [son] pays » et n’hésitait pas à désigner les Allemands comme « champions du monde de l’hospitalité ».
Loin d’être isolés, ces propos étaient partagés par l’ensemble de la classe politique et les grands quotidiens du pays parlait d’une même voix. Dans un article paru récemment dans le Journal of Immigrant and Refugees Study, les chercheurs Bastian Vollmer et Serhat Karakayali notent en effet que pendant une période de temps tout à fait remarquable compte tenu d’un tel sujet, les journaux les plus lus et influents d’Allemagne („Leitmedien“), y compris ceux traditionnellement conservateurs, ont couvert sous un angle favorable la cause des réfugiés. À titre d’exemple, le tabloïd Bild, détenu par le groupe Axel Springer et davantage habitué à un traitement sensationnaliste de l’actualité, a alors édité un numéro spécial berlinois en arabe, produit des badges « Nous aidons » („Wir helfen“) et officiellement adopté en Une la devise « Refugees Welcome », contribuant ainsi à porter un slogan issu des cercles militants au niveau de « l’homme de la rue » (cf. notre recension de l’article de Pautz Hartwig : Les “immigrants” vus par la gauche militante allemande).
Au mitan de l’année 2015, les notions d’accueil, d’hospitalité et de devoir moral dominent donc largement la couverture journalistique proposée par les 8 médias étudiés par les auteurs — à savoir Focus, Der Spiegel, Der Tagesspiegel, Bild, Die Welt, Die Zeit, Die Frankfurter Allgemeine Zeitung et Die Süddeutsche Zeitung. Dans cette optique, les réfugiés sont avant tout appréhendés comme des victimes à qui il faut venir en aide. La photo du petit Aylan Kurdi, photographié mort sur une plage de Bodrum (Turquie), ainsi que la formation de « points chauds » (« hot spots ») en certains points de la « route des Balkans », contribuent à la visibilité accrue dans la presse de femmes et enfants, de populations en détresse sujettes aux événements et en butte à une « Europe forteresse ».
Mais si B. Vollmer et S. Karakayali sont frappés par cette unanimité, ils le sont tout autant par la « volatilité » de ce discours bienveillant qui, sans avoir totalement disparu, se retrouvera, à peine un an plus tard (l’étude porte jusqu’au mois de mars 2016), fortement remis en cause et concurrencé par d’autres points de vue.
Différents événements, et leurs interprétations, vont en effet faire basculer le regard sur l’accueil des réfugiés, à commencer par les attentats de Paris en novembre 2015 — attentats qui inspireront à Markus Söder, figure de la droite bavaroise (CDU), la formule choc suivante : « Paris change tout » („Paris ändert alles“). Mais ce sont surtout les événements de Cologne, où plusieurs centaines de nord-africains sont accusés de viols et d’agressions sexuelles commis aux abords de la gare centrale, qui remettront en cause fondamentalement le regard porté jusque-là sur les réfugiés : les femmes et enfants laissent en effet la place dans les imaginaires (et les articles de presse) à des jeunes hommes prédateurs et la masse humaine, avant tout victime des événements, laisse la place dans les esprits (et les colonnes des journaux) à des individus isolés et maîtres de leur situation. Si la démonstration de ce basculement aurait mérité d’être traitée de manière plus resserrée, on ne peut nier que les questionnements sur la capacité du pays à accueillir, tant quantitativement (du point de vue du « nombre ») que qualitativement (du point de vue des « mœurs »), se font à partir de ce moment de plus en plus présents et le changement d’atmosphère, dans le débat public, est patent — voir également à ce sujet l’article d’Olivier Cyran paru dans Le Monde Diplomatique en mars 2017 — et se manifeste tragiquement par l’augmentation des actes anti-immigrants et de violences à caractère raciste.

 

Justice (environnementale) pour tous !
L’exposition à la pollution sonore à Hambourg

Malte von Szombathely et al.

Le « droit à la ville » peut-il faire l’économie d’une « justice environnementale » ? Certainement pas, si l’on considère que la répartition inégale des ressources environnementales dans l’espace urbain (qu’il s’agisse de bénéfices — à l’image d’un parc — ou d’inconvénients — pollution sonore et lumineuse) n’est pas neutre en termes de santé publique et se fait davantage au détriment des populations les plus fragiles.

Toutefois, s’il semble y avoir un certain consensus en la matière, les données manquent pour affiner l’analyse et en évaluer l’étendue. C’est de ce constat qu’un groupe de chercheurs, réunis dans le cadre du programme de recherche “Villes en changement ? Développement d’un modèle d’impact multi-sectoriel” et emmené par le géographe Malte von Szombathely, est parti pour analyser la répartition de la pollution sonore liée au trafic automobile dans la ville de Hambourg.

Après avoir mesuré la pollution sonore en 24 points de la ville, combiné ces résultats avec d’autres données modélisées et recueilli des questionnaires auprès de 1000 foyers, les auteurs arrivent à la conclusion, publiée dans la revue Urban Science, que les personnes les plus jeunes et les ménages aux revenus les plus faibles ont tendance à être plus exposés aux environnements bruyants.

Les auteurs notent qu’en dépit des règlementations existantes, de nombreuses nuisances sonores liées au trafic routier persistent dans les zones résidentielles de Hambourg, et proposent donc une réduction de la vitesse autorisée à 30 km/h. Relayée entre autres par le magazine « de la rue » Hinz&Kunzt, la proposition n’est cependant pas toujours à l’ordre du jour du prochain conseil municipal…

Les consultants, une menace pour la démocratie locale ?

Anne Vogelpohl

Déjà croisée dans notre première sélection (voir “Une contestation puissante ou des élites fragiles ? Les JO 2024 à Hambourg”), la prolifique géographe Anne Vogelpohl revient dans les colonnes de Fokal à la faveur d’un article signé dans la revue Urban Geography et consacré à la place des cabinets de “consulting” dans la fabrique des politiques urbaines.
Face à la montée en puissance de tels cabinets — comme McKinsey&Company ou Roland Berger — et à leur recours de plus en plus systématique par les responsables politiques pour la définition de stratégies urbaines, de nombreux chercheurs ont déjà tenté d’en approcher les modalités d’intervention. Ainsi, tel qu’en fait l’écho A. Vogelpohl, la littérature scientifique anglo-saxonne semble aujourd’hui s’accorder sur l’idée d’une menace que feraient porter ces cabinets à la démocratie locale, certains auteurs n’hésitant d’ailleurs pas à employer le terme de “consultocratie” (consultocracy).
Mais ce qui est valable en Angleterre (ou aux États-Unis) l’est-il aussi en Allemagne ? Pour répondre à cette question, la géographe revient dans son article sur l’intervention des deux cabinets pré-cités dans six villes allemandes, dont Hambourg — aux côtés de Berlin, Dortmund, Essen, Gostar/Osterode et Halle. À travers l’étude de ces différents cas, A. Vogelpohl met en avant différentes modalités d’intervention : ainsi le développement urbain est-il à Dortmund le domaine réservé des experts quand à Essen est recherchée la participation active des citoyens, non sans limites toutefois.À Berlin comme à Hambourg, où le cabinet McKinsey&Company s’était auto-saisi au début des années 2000, le développement urbain est considéré comme revenant à une « élite éclairée ». La consultation en vue de la rédaction d’une feuille de route (2001 : « Hamburg Vision 2020 – From the national center to the european metropolis ») fut numériquement large (80 interviews), se dissociant en cela du cas de Dortmund, mais socialement très sélective : seuls furent invités les leaders d’opinion et personnes en situation de responsabilité. De plus, les résultats eux-mêmes furent portés à la seule connaissance de ces personnes, diffusés lors d’événements privés et envoyés à quelques médias triés sur le volet.Pour Anne Vogelpohl, la démarche développée à Hambourg est caractéristique d’une vision d’un développement urbain « par le haut » (top-down) qui trouvera, un an plus tard, avec l’arrivée à la tête du Land d’une coalition conservatrice — pour qui la consultation populaire « ne mène à rien » —, un terrain favorable pour assurer sa mise en œuvre, sans en être toutefois un décalque parfait et devant conjuguer avec de puissants mouvements d’opposition.En conclusion, et malgré la diversité des modalités d’intervention mises en évidence, l’auteure souligne que, quelque soit la situation, le simple citoyen n’est jamais traité sur le même pied d’égalité que les autres acteurs de la ville. Devant adhérer au projet ou être « emmenés à bord » (gotten on board), les habitants sont toujours, dans l’œil des consultants, « une masse passive dont les opinions […] peuvent être évoquées si nécessaire mais qui, en aucun cas, ne sont vus comme facteurs décisifs » et qui pourraient, dès lors, influer sur le futur urbain envisagé.

Au revoir l’Allemagne !

Anne Graefer

Germany’s Next Top Model, Das Perfekte Dinner, Die Höhle der Löwen… le marché télévisuel allemand, le plus important d’Europe, importe et adapte en masse des programmes de télé-réalité en provenance des États-Unis et du Royaume-Uni. Parmi ceux-ci, il est un genre particulier, tout entier consacré au départ à l’étranger. Avec Mein neues Leben (Ma nouvelle vie), Mein neuer Job (Mon nouveau job), Grenzenlos verliebt (Amoureux sans frontières), Tränen am Terminal (Pleurs au terminal) ou encore Goodbye Deutschland! (Au revoir l’Allemagne!), les émissions consacrées à l’émigration ne manquent pas sur les écrans allemands. Mais toutes semblent se fonder sur un même schéma : une fois passée l’euphorie des premiers moments, la nouvelle vie tant rêvée se révèle impossible à mener et le retour au pays est inéluctable.
Dans un article paru dans la revue Critical Studies in Television, Anne Graefer, de l’Université de Birmingham, s’intéresse particulièrement à l’émission Goodbye Deutschland!. Pour la chercheuse, cette émission est emblématique d’un « nationalisme commercial » qui, tout en s’accommodant des  « rationalités du libre-marché néolibéral », promeut une communauté nationale faite avant tout d’attaches traditionnelles et construite à grand renfort de stéréotypes sexistes et racistes.
Car loin de porter un regard un tant soit peu juste sur l’émigration allemande — faite avant tout aujourd’hui de cadres, d’ingénieurs et d’universitaires aux États-Unis ou Royaume-Uni, en Suisse, Autriche ou Pologne — l’émission s’intéresse en grande majorité à des femmes des catégories inférieures ou moyennes, désireuses de s’envoler vers l’Espagne ou la Thaïlande, et dont chaque portrait est davantage l’occasion de montrer la déviance par rapport à la figure de la « ménagère souabe » (schwäbische Hausfrau), modèle de tempérance et de bonne gestion — et accessoirement « blanche » et du « Nord »vantée par de nombreux responsables politiques allemands, à commencer par la chancelière Angela Merkel. La seule ambition de Goodbye Deutschland! consiste-t-elle dès lors à ridiculiser des femmes qui désirent une nouvelle vie à l’étranger au moment même où, compte tenu de leurs difficultés économiques, il est plus difficile que jamais pour certaines catégories de la population d’échapper à leur condition ? Sans doute, s’il ne fallait pas ajouter à cela les jugements définitifs portés sur des pays (à commencer par une Espagne dépensière) et la propension à faire de l’Allemagne le meilleur endroit où vivre sur Terre.

 

Le petit pont de bois

Klaus Robbers, Jörg Fromm & Eckhard Melcher

Depuis 2007, « le petit pont de bois qui ne tenait plus guère… » (que chantait en France Yves Duteil) a été remplacé à Hambourg par des structures en acier et plastique. La ville, qui justifie sa décision par une faible longévité de ce matériau, a en effet décidé d’arrêter, cette année-là, la construction de nouveaux ponts pédestres en bois et d’en démolir les plus abîmés.
Mais une équipe de scientifiques, emmenée par Klaus Robbers de l’Université de Hambourg, conteste depuis plusieurs années le bien-fondé de cette décision et revient à la charge dans la revue Wood Material Science & Engineering. Après avoir observé les actions entreprises par la municipalité depuis 1997 — date à laquelle une première étude dégageait différentes mesures envisageables pour assurer la pérennité de ces ponts —, la conclusion des auteurs est en effet sans appel : aucune de ces solutions, pourtant connues, n’a été mise en œuvre ou respectée à Hambourg. Ainsi la disparition progressive du bois comme matériau de construction ne doit rien à ses (prétendues mauvaises) qualités intrinsèques mais relève d’un choix délibéré, opéré aux dépens d’un matériau que K. Robbers et ses collègues présentent comme renouvelable, recyclable et neutre en CO2.

Cet article a été rédigé en avril 2018. Klaus Robbers a répondu à nos questions par e-mail le 29 avril et 1er mai. Correctifs mineurs à l’article apportés le 1er mai. Pour réagir à cet article, merci d’utiliser le formulaire de contact.
MAJ: remplacement de liens externes cassés par leurs nouveaux emplacements ou versions d’archives, en mars 2020.